vendredi 19 décembre 2008

Extrait : State of Mind

State of Mind raconte l'histoire d'Ash Lebrowitz, vérificateur de miracles dans la petite ville de Carlston, Arizona. Adulescent, incapable de quitter ce trou perdu dans le désert, il conte, depuis la cellule d'une "maison de repos", ce qui l'a mené à y attérir. Une nouvelle qui devait devenir - peut-être - un roman, malheureusement inachevé mais pas abandonné. J'ai un grand respect pour le personnage central et surtout, c'est mon premier récit sans l'ombre de fantastique, juste des gens normaux dans une vie... enfin, chaque existence est, à bien y regarder, étrange et bizarre. State of Mind essayait de capturer cette étrangeté.



State of Mind


Le père Lebrowitz sonna plusieurs fois avant de comprendre que la sonnette ne marchait pas. Il considéra la porte de blanc cassé et écaillé, laissant apparaître un bois moribond. Il toqua et un chien se mit à aboyer de toutes ses forces, avec une hostilité peu commune. Le prêtre songea qu’il devait s’agir d’un chien païen.


La journée était chaude, le soleil était au plus haut. Lorsque le Père Lebrowitz regardait le bout de l’avenue Pasadena, sur sa gauche, il voyait, sous le piédestal de la statue de St John, une flaque huileuse d’où émanaient des ondulations de chaleur. Il sentait sa nuque brûler sous les assauts de l’astre, sans remord, tout en amorçant sa descente vers Meadow Hill, l’immense récif qui occupait tout l’horizon à l’est. Lebrowitz s’essuya furtivement le front alors que des cliquetis assourdis lui promettaient une ombre salutaire. Un visage en amas déconfis, débordant du col circulaire d’une robe blanche à fleurs, apparut sous le porche et se signa en saluant le prêtre. Avec elle vint un souffle frais, dont on entendait le bourdonnement d’une clim’ antédiluvienne. « Madame Leary ? demanda-t-il de façon rhétorique. Bonjour, je viens – au nom du Seigneur – vous poser quelques questions à propos de ce que vous avez confié au père Boucher durant la messe d’hier.
- Dites-moi, mon père, répondit l’interlocutrice avec un lourd accent, après l’avoir longuement observer. Vous s’riez pas l’gamin à Lisa Lebrowitz, le p’tit Ash ? Doux Seigneur, c’que t’as grandi ! – Et elle se signa.-
- Je suis ministre du culte, aussi, ajouta platement le prêtre, que le soudain instinct maternel de la dame avait refroidi. Alors appelez-moi « mon père » et asseyons-nous au salon pour que vous me racontiez tout ça, d’accord ? » Il lui semblait que ce qu’il avait identifié comme fraîcheur venait justement de là. « J’me souviens très bien d’quand t’étais plus jeunot, et qu’tu venais ici jouer avec ma p’tite Amanda, tu t’souviens ?... hasarda Madame Leary.
- Le miracle, « Tata » Leary, je suis là pour le miracle.
- J’sais bien que t’es là pour le miracle !...
- Mon père, la coupa-t-il.
- Mon père… » ajouta-t-elle. Il la considéra longuement. Elle semblait attendre une espèce de punition divine pour avoir fait référence à une époque où le représentant de Dieu sur terre avait joué à touche-pipi avec sa fille. Lui, il leva la tête vers une énorme montre qui pendait au-dessus de l’encadrement de la porte traînant jusqu’à la cuisine. « On pourrait aller au salon, maintenant ? demanda-t-il.
- Abraham est au salon, mon père.
- Abraham ? » demanda-t-il. Sans doute son mari. Mais quel problème pouvait-il bien y avoir avec le fait qu’un prêtre entre dans son salon ? Peut-être le maître du chien païen était-il lui-même un païen convaincu, prêt à faire cuir tout prêtre franchissant son perron. Il tendit le cou vers la double-porte vitrée qui révélait un canapé vert pourrissant et un écran de télé aux boutons larges comme son pouce. Et un molosse campant avec une austérité apparente sur la table basse jonchée de magazines féminins. « C’est mon chien, expliqua-t-elle. Il a le même caractère que feu mon mari – elle se signa. - Il est particulièrement attaché à son territoire, vous comprenez ? Il n’aime pas trop que quelqu’un entre dans le salon lorsqu’il s’y trouve. » L’attachement au territoire. Tous les habitants de Carlston l’avaient ressenti. De façon très forte et très vigoureuse, surtout lorsqu’ils avaient tous perdu ce qu’ils considéraient comme étant le « vrai » Carlston. « Eh bien… marmonna Lebrowitz. Très bien. Pas de problème. La cuisine, on peut ? – Devant le silence un peu gêné de Madame Leary, il baissa les bras. – Où vous voulez.
- Suivez-moi, mon père. »


Elle le mena vers l’arrière de la maison, marquant une pause dans la cuisine pour s’assurer qu’Abraham ne guettait pas un éventuel passage du prêtre pour lui bondir dessus. Une fois rassurée – elle avait fermé la porte coulissante menant de la salle à manger au salon – elle revint lui faire signe, dans une parodie approximative de film de guerre, de courir – accroupi, sans doute – le plus vite possible jusqu’à la porte de derrière. Le père Lebrowitz appréciait moyennement qu’on le malmène ainsi, mais il avait remarqué que le temps s’égrainait avec une lenteur incroyable par ces lieux et avait préféré faire au plus simple pour que l’entrevue s’achève rapidement.


Après tout, c’était aussi son gagne-pain. Et puis cela lui assurait de ne pas avoir à faire de sermon tout les dimanches, puisque le père Boucher considérait qu’en contrepartie, se mettre en chasse auprès des autochtones étaient une tâche relativement difficile qui occupait bien trop du temps du jeune prêtre pour qu’il puisse composer de longues monologues sur la pratique de la foi. Et Lebrowitz, qui pensait l’avoir fabuleusement eu dans l’affaire, commençait à se demander lequel des deux avait eu l’ascendant sur l’autre.


Il arriva dans le lopin de terre à l’arrière de la maison de Madame Leary. Elle n’avait pas exactement l’habitude de s’occuper d’un jardin. Comme la plupart des anciens habitants de Carlston, ils se croyaient tous encore en plein désert. Ils avaient en un sens raison, Lebrowitz n’avait pas connu le Nouveau-Mexique. Il était né en Arizona, alors que Carlston avait déjà franchi la chaîne de Meadow Hill. Il supposait simplement que le soleil du Nouveau-Mexique était plus abrutissant que celui d’Arizona, puisque ceux qui avaient connu le changement laissant toujours leur jardin en friche, comme s’ils considéraient avec béatitude la possession d’un peu de sol vert en dehors de chez eux comme une trahison des anciennes coutumes locales. Les anciens habitants formaient réellement une tribu à part dans l’histoire du comté d’Apache.


Lebrowitz, en se retournant vers la maison, remarqua l’imposant crucifix fixé à une poutre soutenant l’avancée de toit. En bois massif, verni d’une glue sombre, la silhouette du Christ en métal noir dont les arêtes anciennes avaient verdi, il semblait clair qu’il avait vécu mille et une intempéries qui l’avaient vieilli prématurément, mais il n’en était qu’encore plus impressionnant. Presque menaçant en fait. L’attention du prêtre fut heureusement détournée par l’arrivée impromptue de Madame Leary, portant un plateau où trônaient avec un évident orgueil deux verres de citronnade qu’elle posa sur la table de jardin. Le prêtre la suivit jusqu’à la table et prit place sur la chaise dépliante que lui avait sorti, dans un souci de plaire, la vieille femme. Il ne manquait plus qu’une cigarette, en fait, songea Lebrowitz, alors qu’il félicitait de quelques platitudes la citronnade. Il essayait d’avoir l’air à l’aise, même s’il n’aimait pas exactement la déférence qu’avaient les gens envers lui. Au début, il avait cru qu’il pourrait s’y faire. Il s’imaginait déjà tapant dans la boîte à cigare, posant les pieds sur la table et demandant des massages. Mais finalement, il se rendit compte que jamais personne ne remettrait sa parole en doute et que s’il demandait ces choses, il était sûr de les avoir. Ce constat l’effraya et finalement, il décida de se limiter au strict minimum. La citronnade, le plus souvent. Il étouffa un bâillement et se redressa dans sa chaise, sortant un calepin de sa belle veste, dont il tourna les pages couvertes de griffonnages pour en trouver une vierge de toutes inscriptions. « Je vous écoute, Madame Leary.

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