dimanche 25 janvier 2009

Extrait : Graveyard Land

Désolé pour le retard. Nouvelle création, plus proche du conte et pourtant de l'usage de procédés très réalistes. Je suis assez fier du rendu. La suite sous peu !

Graveyard Land



La nuit s’étirait en bandes funestes, du noir plus noir encore que le noir nocturne lui-même, qui ouvraient des bouches murmurantes, faisant pleuvoir les secrets comme la neige, sur le pavé irrégulier des venelles de Graveyard Land. C’est ainsi que les couleurs ternes qui tapissaient volontiers les rues disgracieuses, les toitures effilées et les façades austères se virent masquer par des soupires de coton blanc, déposés là comme par mégarde et s’y accumulant suffisamment pour donner aux badauds l’impression fugace que le monde s’était retrouvé enveloppé de sérénité. Chose rare à Graveyard Land.


Durant cette même nuit, les voitures de police, les jolies, avec des courbes harmonieuses et très rétros, vinrent s’arrêter devant une de ces maisons étroites, qui se pressaient les unes aux autres comme des moineaux frigorifiés. Des agents à la mine bonhomme sortirent des véhicules, se saluèrent pour ceux qui ne s’étaient pas croisés au central et marchèrent de concert vers la porte principale. La voisine qui avait appelé était sur le trottoir, elle leur expliqua qu’elle avait entendu du bruit à l’intérieur. Ce qui paraissait normal, pour une maison habitée. Mais qui ne devait pas se révéler outre-mesure rassurant, car ce bruit avait ressemblé d’avantage à une lutte qu’à une partie de bridge. Elle était fort amatrice de bridge, aussi savait-elle le bruit que faisait une de ces parties à travers les cloisons d’un mur. Or, elle était catégorique, on s’était battu dans cette maison, mitoyenne à la sienne.


Les policiers s’étaient donc approchés de la porte. Demeurés entrouverte, ils se glissèrent à l’intérieur, et, après s’être enquis du nom de cette famille, appelèrent conjointement « Mr Carnassier ! » ou « Madame Carnassier », voire même « Enfant Carnassier ». Aucune réponse ne fut faite, aussi, après avoir fait le tour du rez-de-chaussée en vain, ils décidèrent de grimper à l’étage. Une odeur plus étrange y flottait. Indubitablement, bien qu’ils n’auraient su dire avec exactitude ce qui s’était passé ici ou quelle aurait pu être l’origine de cette odeur. La chambre des enfants était vide. Une tension incongrue, silencieuse et sournoise pesa sur leurs épaules, au point de les dissuader d’appeler davantage la famille Carnassier, conscient qu’ils allaient très probablement découvrir une partie du mystère.


Ils en découvrirent en effet une partie. Dans la chambre des parents. On s’était bel et bien battu. Il ne restait qu’une personne présente. Morte, bien entendu. Ils comprirent, en observant le corps, que celui-ci avait subi sans aucun doute possible, quelque chose que leur conscience eut du mal à réellement se laisser pénétrer. Monsieur Carnassier avait été autrefois un homme opulent, à n’en point douter. Ce n’est qu’une fois l’évidence de ce qui avait entraîné sa mort clair dans l’esprit des policiers qu’ils se permirent de vomir.



La guérite était un passage obligé vers la rue oblique qui menait à l’arrière-cour du commissariat. Bien qu’elle n’ait eu aucun intérêt réel, on y avait laissé un agent, au cas où. Plus par tradition que pour autre chose. Ainsi donc, le vaillant Berthold y passait les dernières années de son service, à se geler les os dans cette froideur nouvelle qui s’était abattue avec la nuit sur Graveyard Land. Et les hivers ici étaient on-ne-peut-plus rigoureux. Aussi avait-il branché un petit réchaud, vers lequel il tendait ses mains noueuses serties de mitaines mordues par le passage des années. Il comprenait à peu près la logique qui avait poussé les autres à le renvoyer à ce petit coin de pavé complètement inutile. On avait besoin des agents de l’ordre ailleurs, c’était tout à fait normal. Quoique Graveyard Land n’ait jamais été une ville où la police put faire quoique se soit… Il leva les yeux vers les fenêtres étroites, toute en hauteur, qui constellaient la façade opposée à lui, en surplomb et frissonna. Mais l’œil de bœuf semblait le lorgner avec une lueur mauvaise. Il finit par secouer la tête en tâtonnant ses poches à la recherche de son paquet de tabac, grommelant.
Berthold se frictionnait les mains avec véhémence quand il entendit un bruit provenir d’un segment de rue en coudée, plongée dans la nuit. Il sentait son arthrose peser de tout son poids dans ses poignets et accueillit les claquements discordants qui remontaient la ruelle irrégulière avec un grommellement vindicatif. Sortant de la guérite, il saisit la lanterne et la leva plus haut – avec un bref juron -, jetant ses lueurs tremblotantes sur la forme indécise qui se présentait dans le noir. Une courte silhouette, trapue, menait une carriole grinçante. Cet homme était vêtu de tout un amas de chiffons grisâtres, qui remplissait le banc avant du véhicule. Par-derrière elle, de grands sacs étaient entassés. Des sacs dont la taille se révélait toujours si anthropomorphique que cela en mettait le garde mal à l’aise. Mais comme chaque fois que ce funeste débarras passait devant lui, le garde ne fit rien. Il se contenta de garder la lanterne suffisamment haute pour voir la marque attendue, acquiesçant avant de la rabaisser aussitôt : « Bonsoir Halicère.
- Bonsoir Berthold, répondit le cochet. Louvoyant avec peine, le convoi, tiré par un cheval fatigué, s’arrêta devant le vieil homme. « La nuit est fraiche, dirait-on.
- Très, on va encore avoir un hiver à crever, si tu m’passes l’expression.
- Tant que j’ai du bois à engouffrer dans mon fourneau, moi, tu sais, que les gens crèvent, ça me paraît un bon compromis. Hé, détends-toi, Berthold, je plaisante. Tu souhaites vivre vieux, toi, j’oubliais.
- Pas de ça, Halicère. Ouais, je vivrais bien un peu plus. J’ai une retraite dont j’aimerai profiter. Ca m’paraît que de juste si je peux dépenser mes deniers âprement gagnés ! » D’un geste de main, Halicère repoussa définitivement ce sujet et se contenta de modifier légèrement son assise sur son banc : « Alors, quoi de neuf au central ?
- Ca bouge dans tout les sens. Ca fait des années que j’ai pas vu ça. La camionnette du légiste est arrivée à toute blinde. Elle était entourée de plein de képis, pour que personne n’en approche. Ils ont emmené le corps en grande pompe jusqu’à la morgue du d’ssous. Et d’puis, personne y entre, ordre du commissaire Lorvedant ! »
- Mais… et mon boulot, à moi, faudra bien que j’y aille, à la morgue. » Berthold tapota son épaisse moustache, là où normalement, ses phalanges auraient dû tambouriner contre ses lèvres. Il n’avait pas songé à ce problème-là, en colportant l’unique ragot digne d’intérêt de son catalogue. « Ils ont pas le choix, de toute façon, rien ne peut être si grave qu’ils ne t’ouvrent pas la porte, pas vrai ? marmonna-t-il, alors que ses propres mots, à mesure qu’ils se déversaient, lui arrachaient un petit frisson.
- Non, évidemment. De toute façon, j’verrais bien. Allez, mon brave Berth, je dégage, bonne nuit ! »


La carriole s’ébroua et attaqua la ruelle étroite. Le vieux policier le suivit du regard, jusqu’à ce qu’il disparaisse derrière la courte coudée. Pour sa part, il n’avait pas été réellement rassuré par sa propre idée. Et si c’était suffisamment grave pour retenir même le croque-mort ? son imagination peinait à appréhender quelque chose de cette gravité, mais il savait que personne n’en ressortirait grandi. Frissonnant dans son épais manteau, il reprit place bien assis dans sa guérite.
Dégagée de toutes voitures, la rue était pratique pour y évoluer jusqu’au portique ouvert menant à la cour intérieur du commissariat. On était pas trop suspicieux, dans la ville. La confiance régnait à peu près et Halicère n’avait aucun mal réel à naviguer jusqu’ici.


Il s’arrêta et ne prit pas la peine d’attacher les rennes de son cheval, ce dernier demeura immobile et silencieux, inexpugnable à moins que son propriétaire ne le lui ordonne. Se dépêtrant avec ses couches de lambeaux élimés, il marcha de son pas claudiquant jusqu’à la porte surmonté d’un auvent et entourée de deux luminaires aux couloirs pisseuses. Il frappa plusieurs fois et patienta jusqu’à ce qu’un bruissement de murmures se fasse entendre derrière le panneau. Quelqu’un entrouvrit, le contempla et referma brutalement. Avant que la porte ne soit ouverte en grand. « On a un problème. On a un type et… selon les premières estimations, il ne risque pas de… enfin, vous voyez. Donc en fait, on a rien pour vous et on s’en excuse. » Et la porte de se clore à nouveau.


Halicère contempla devant lui ce panneau de bois emplissant à présent la totalité de l’encadrement. Il n’aimait pas trop cela. Il aurait préféré voir le corps avant de décider s’il n’était pas pour lui ou pas. Mais il se détourna du commissariat et progressa vers sa carriole en grognant quelques amères paroles. Il reprit sa tournée en silence, plongé dans le doute.




Lorvedant se mâchonnait l’intérieur de la joue en essayant de conserver toute l’autorité due à sa charge. Le commissaire n’était pas dans son assiette. D’ordinaire, la commune n’accueillait que des cas de cambriolage ou de tapage nocturne dont la malveillance était telle qu’après quelques excuses échangées entre les parties concernées, aucune suite n’était donnée à l’affaire. En de très rares occasions, il y avait des excès de vitesse à relever dans le coin, sur la nationale qui transitait au nord-est de Graveyard Land. Parfois, il y avait un accident. Lorvedant se souvenait de la jeune femme, ivre morte, qui avait tamponné un mur. La voiture, par un étrange effet de la physique, s’était levée d’un coup. La jeune femme avait été projetée dans la pierre. Cette image-là avait marqué l’esprit du commissaire, appelé, sans trop savoir pourquoi, sur les lieux. C’était la chose la plus violente qu’il lui ait été donné de voir jusqu’à ce que ses assistants lui apportent les photos prises sur les lieux du meurtre de Monsieur Carnassier.
Dans un premier temps, au milieu de l’effervescence qui avait touché le commissariat, Lorvedant était resté très pragmatique. Il avait compulsé les photos, puis avait adjoint à chacun des hommes mis sur l’affaire une tâche précise. Relever les empreintes dans toute la maison, prendre les témoignages des différents témoins, retracer la journée de monsieur Carnassier. Puis il demanda à sa secrétaire de prendre sa journée, ce qu’elle ne fit pas, puisqu’en réalité, elle se contenta de sortir. Se croyant seul, il s’était assis derrière son bureau, puis avait enfin pris conscience de ce qu’il avait sous les yeux et s’était mis à trembler de tout son corps devant l’effroi que lui provoquait cette simple compréhension.


Il n’avait vu le corps que sous la bâche et avait été secoué par l’indifférence avec laquelle monsieur Furec, le légiste, avait exprimé ses premières conclusions sur le corps. Le commissaire était resté planté sur le pas de la porte menant à la morgue et avait écouté de là le discours de Furec, sans oser s’approcher davantage. Le légiste, avec son sourire goguenard, formant un « v » effilé sur son visage anguleux, ne l’avait pas quitté du regard durant toute l’entrevue.
Il s’était juré de ne plus redescendre à la morgue. Mais à présent que Lordevant s’y trouvait à nouveau, en présent du légiste et de l’enquêteur de l’extérieur, il lui semblait que la tension était lointaine. En fait, en lisière de ses perceptions, prête à jaillir comme un diable hors de sa boîte.
Il fit le tour de la table, lançant parfois des regards au médecin légal qui lui, n’arborait qu’un sourire détaché, n’affectant qu’un intérêt nonchalant et scientifique pour toute l’affaire. Comme si confronter l’impossible était une simple inflexion de l’esprit, pour le docteur. Lui ne semblait pas du tout touché par la présence incongrue de la tiers-personne qui se tenait aux pieds du cadavre, se massant le menton avec distraction. Monsieur Drave, s’était-il présenté.
« Nous l’avons retrouvé dans sa chambre, entonna Lorvedant en se positionnant à la tête de la table d’autopsie. Il était en position assise. Nous avons retrouvé ça, à côté de lui. – Il tendit une paire de photos à l’enquêteur, qui s’en saisit. Elle présentait des outils de jardinage, dont un, particulièrement vicieux, composé de trois griffes, courbées comme des serres d’oiseau de proie. Le correcteur hôcha la tête et Lorvedant poursuivit. – Il était assis sur le drap pris sur le lit. Tous les meubles avaient été repoussés. Aucune trace d’agresseur. Aucune empreinte relevée d’une autre personne, pas même de la femme ou des deux enfants. Aucune trace de pas, pas un cheveu. – Il marqua une pause. – Normalement, la personne qui a commis ça aurait dû recevoir des projections de sang, on aurait dû pouvoir identifier une présence. De plus, le sang aurait dû agir un peu comme la farine dont on couvre un sol. Si quelqu’un avait perpétré ça, on aurait trouvé des traces de pas s’éloignant du corps – il grimaça en remarquant son propre usage du conditionnel – On… on en a déduit… eh ben… - il haussa les sourcils en pinçant les lèvres.
- Les traces de sang sont extrêmement localisées, lui vint en aide le médecin. Il n’y a pas eu de projections. Aucun coup violent. Le découpage a été ferme, très précis. Je peux vous dire qu’il s’y est pris en professionnel. »
Un silence pesant fit écho aux paroles presque admiratives du légiste. Monsieur Drave massa doucement son masque, faisant le tour de la table. Il se pencha sur le gouffre qui occupait à présent la place de la bedaine de Monsieur Carnassier, ce qui colla à Lorvedant un sursaut de dégoût qu’il tenta de réprimer. « Il a tout mangé… cru ? demanda-t-il enfin.
- Oui, Monsieur, répondit le commissaire, se demandant si ce n’était pas là une question pour le mettre davantage dans l’embarras.
- Et où dites-vous que se trouve le reste de sa petite famille ? » Lorvedant et le médecin légiste s’échangèrent un regard.
- En fait, expliqua le commissaire, nous n’en avons aucune idée. Aucune trace d’eux sur la scène du crime. Nous avons relevé de leurs empreintes partout, mais pas une trace de bataille dans la chambre des enfants, par exemple. Ils n’ont pris aucun habit, aucune affaire. Notre hypothèse voudrait… - Nouveau regard au légiste – qu’ils aient suivi un quelconque agresseur sous la menace d’une arme. C’est ce qui nous paraît le plus cohérent.
- Une idée peut-être de pourquoi le tueur aurait emmené la famille de sa victime ? Une prise d’otages ?
- Ca paraît évident. Peut-être aurons-nous sous peu une demande de rançon, répliqua doucement Lorvedant, essayant de donner de l’emphase à sa réplique qui en manquait grandement. Le légiste opina pour signaler son approbation, mais Monsieur Drave, dont le masque inexpressif toisait les deux hommes, semblait ne pas vouloir lâcher le morceau. « Monsieur Carnassier aurait-il eu accès à une fortune particulière ? Ou peut-être son épouse elle-même est la fille d’un riche propriétaire ? J’attends, précisa Monsieur Drave.
- Pas spécialement, en conclut Lorvedant, en regardant ses semelles.
- Ils étaient revenus, souffla le légiste. Et ils sont repartis. »
Les deux larges orbites de Drave se posèrent sur lui, dans le long silence qui suivit la remarque. Puis ils s’en détachèrent lentement. « Je vous prends le dossier.
- Demandez-le à ma secrétaire, Mademoiselle Cranaque. »