mercredi 15 décembre 2010

Sata 1 Vampire

Parue dans le premier Sata, de décembre 2009.



Dévoration



Si on y pense – et croyez-moi, j'y ai pensée – l'existence est une forme de prédation. Dès l'instant où l'on ouvre la bouche pour la première fois, on inspire, on chasse. L'air, le temps, le sens de la vie, l'instinct nous poussent en avant. Nous sommes l'hère de la destruction.


Les murs étaient d'un gris passé, impudiquement nus, fardés de noires traînées d'humidité sous néons. Deux tubes incandescents irisaient la surface d'âpreté qui m'entourait. Je n'avais pas retenu de meubles, le dépouillement me fascinait bien plus, pour l'affaire qui m'occupait.


Je suis un prédateur. Un degré de plus – ou de moins. L'exception biologique aux règles élémentaires qui définissent la vie. Un trait-plat qui pense encore. J'aime cela, la réflexion au-delà du sépulcre. L'expérience de l'intelligence en termes humains, devant le néant de l'immortalité. Et quoi ? Je vis dans une cellule où je me suis enfermé moi-même pour appréhender. A présent que je ne vis plus, je veux voir la vie. Bah, la boire aussi, ouais. Mais on le fait tous, ça. J'ai tué, violé, pillé, séduit, orgies, bruits, folies, mais nous y sommes tous. Étreindre le vivant, le fasciner et le rompre – ou le protéger, on s'en lasse. C'est l'adolescence en enfer. Bousculer les codes moraux, réactiver le sauvage, sodomiser les principes religieux en leurs tenant bien les cheveux, sur un autel, c'était cool. Mais je veux plus. Pourquoi se contenter d'exister dans les interstices de l'absurde quand tout paraît dénué de sens ? Je veux quelque chose comme la réponse à l'Absolu Pourquoi. Je pense même l'avoir trouvée, dans ce réduit dégoûtant.


Le sol était couvert de moquette verte. Les poils souffraient néanmoins d'une forme organique qui louvoyait sur eux dans des tressaillements presque sensuels. Elle émettait des bruits sirupeux, mouillés, coincés dans les humeurs corporelles.
J'ai trouvé la dernière forme de prédation.


Un seul corps – et ses sucs gastriques, qui grésillaient sur la chair à vif – se consumait. Se digérait et mourait.


Trouvée...

Sata 6 Baston

Parue dans le Sata numéro 6 de mai, avec pour thème "Baston"



Mon nom est violence



Par la fenêtre, elle ne vit qu'un long dédale de béton, d'acier et de pluie. Elle éprouva sa dépression en devenir, son vide, avec un détachement tout scientifique pour l'observer, en prendre note et décider d'une analyse ultérieure.



Détournant son regard de la fenêtre, elle en revint à son patient du jour. L'homme était replié sur lui-même, presque recroquevillé dans sa chaise. Malgré une posture tout en défense et un regard fuyant, ses yeux n'exprimaient nulle crainte. Au contraire, ses pupilles dévoilaient une violence contenue au prix de mille efforts, qui le dévorait et était la source de ses assises défensives. « quels furent vos derniers rêves ? Demanda-t-elle.
- Des rêves ? Encore ? Non, je ne rêve plus, je m'émerveille d'être encore ici à devoir subir vos attentes, comme si je n'étais pas venu pour me comprendre mais pour être compris. »
Il se dégagea de son fauteuil, tournant autour comme un ours en cage. « On dirait que je dois me justifié de ce que je suis, au mépris de ce que j'éprouve.
- Asseyez-vous. Je suis là pour vous écouter, rétorqua posément la psychologue.
- Quel intérêt y a-t-il à cela, puisque ce que je vous dis vous passe au travers ?
- Expliquez-moi, le pria-t-elle avec douceur. »



Le patient avait été battu à la sorti d'un bar, pris dans une violente bagarre qui l'avait laissé pour mort. Il présentait un traumatisme sévère, qu'il galvanisait grâce à un système complexe d'hallucinations et de haine tournée vers lui-même.
Il reprit place, doucement, se tordant les mains. Ses yeux ne soutenaient plus ceux de la jeune femme et au terme d'un long silence, il se mit à murmurer : « Les gens décrivent la colère comme issue de l'élément du feu, qui vous consume de l'intérieur, mais ils ont tort. C'est un vide tout-puissant, une mer d'huile qui n'attend qu'une étincelle et enfle, dévore les rivages du conscient pour abolir toute forme de pensée cohérente, jusqu'à s'insinuer au-delà de l'esprit, dans votre corps même.
- Vous vous laissez aller à la sensiblerie, le coupa-t-elle.
- Elle prend totalement possession de vous, poursuivit toutefois l'homme. Remonte jusqu'aux perceptions et déborde sur le quotidien. Et vous ne voyez plus que cela, l'essence primaire de l'homme, qui envahit vos membres.
- Vous fuyez ma question.
- C'est l'état de l'homme, la violence dans sa plus grande simplicité et chaque personne que vous rencontrez est comme morte, ses yeux sont des crevasses, sa chair est putréfiée, ses os sont craquants et... »



Il fut interrompu par le coup que lui portait la jeune femme. Alors qu'il divaguait, elle avait bondi sur lui pour lui abattre le poing sur la mâchoire. « Je suis donc morte pour vous ? Lui hurla-t-elle. »
Surpris, il répondit par des bégaiements, alors qu'elle lâchait son col, lui tournant le dos pour se passer la main dans les cheveux. Elle prit une profonde inspiration. Elle n'avait jamais levé la main sur un patient. Doucement, elle se retourna pour s'excuser mais... il n'était plus là. A la place de ce salon Louis XVI, il n'existait plus que des miasmes brunâtres de sang où baignaient tout mêlés chair et os.



Le psychologue entra alors dans la pièce, consultant son dossier et leva le regard vers elle :
« Asseyez-vous. Je suis là pour vous écoutez, êtes-vous enfin prête à m'expliquer ce qu'il vous est arrivé ? »

Sata 11 Arme à feu

Parue dans le Sata numéro 11 de novembre, avec pour thème "arme à feu"



« Le chargeur est vide »



Le van cahota une dernière fois et se gara dans la boue. Je découvris par la fenêtre que nous nous étions arrêtés sur un terrain vague. « Tu es sûr qu'il est ok ? » entendis-je, provenant de l'avant. « C'était un marine, mec, bien sûr qu'il est ok ! », répliqua-t-on. Hier encore, j'étais dans ma caravane, lorsqu'ils étaient venus toquer à ma porte pour me proposer un job simple : il suffisait de les accompagner pour tenir en respect les clients d'une banque.

Le leader descendit en premier et je l'aidai à sortir une malle du véhicule. Le ciel était lourd et chargé. « Y'a tout là-dedans. Tout ce dont on a besoin », expliqua-t-il, en soulevant le couvercle. Tout en distribuant les armes, le meneur me sourit : « j'ai un cadeau pour toi, mon pote. J'ai galéré pour le trouver, mais ça devrait te plaire ». Il me tendit alors un fusil, enrobé dans une couverture. Je libérai l'arme et découvris un M4. Mes yeux s'écarquillèrent. Ça me plaisait. Mes doigts la parcoururent. C'était elle... Lorsque je levai les yeux, je vis des vagues de chaleur dilater l'horizon. Mon regard rencontra un soleil acéré, brûlant, qui m'éblouit.

Lorsque je rouvris mes paupières, nous étions dans le van à nouveau. Devant un grand bâtiment, il bifurqua et vint s'arrêter dans une ruelle adjacente. Je n'avais aucune tension, je ne sentais aucun stress. Je souris avec assurance et calai sous mon aisselle le fusil. Nous entrâmes dans la banque déjà masqués. Le hall était immense et illuminé. Les gens se mirent à hurler, mais ils furent bien vite réduits au silence par un coup de tonnerre. Je sursautai. Une des armes avait craché une rafale. Un braqueur grimpa sur une table et se mit à hurler mais je n'entendis rien. Les coups de feu m'assourdissaient, ils se poursuivaient, ne cessaient plus.
Je vis le sol se mettre à vibrer, dans le fracas des balles. Les dalles se soulevèrent et laissèrent alors se répandre du sable. Il se déversa à mes pieds comme une vague échouée sur mes bottes et fut parcouru d'un remous qui l'étala tout autour de moi. La masse jaune ne cessa d'enfler, d'engloutir les guichets et les bureaux.

Je levai la tête et ne trouvai plus le plafond, mais un ciel dégagé et aveuglant. Le désert était à présent partout. Je perçus alors le passage assourdi des rotors, le cliquetis grinçant des chenilles et l'écho de cris pressants, au loin. Et soudain, une pluie de feu. Quand mon doigt pressa la détente, mon M4 ne pesait plus rien.
Les policiers entrèrent quand le bruit des tirs s'interrompit. Je lâchai mon arme. Je voulus dire quelque chose. Je voulus leur dire quelque chose. « Ils sont tous morts ». Mais quand j'ouvris les lèvres, un goût ferreux m'envahit la bouche et je vis en dégringoler des balles, longues et pointues, qui tintèrent en heurtant le sol. J'entendis un policier ramasser mon fusil et dire :

jeudi 10 décembre 2009

Silver-0

Une des nombreuses intrigues secondaires qui devraient sillonner l'univers du Masque Violet, si un, jour je parviens à finir cette nouvelle !


Silver-0



Dave Garrison, une fois, avait fait un rêve dans le genre. Il était coké jusqu’à l’os sur la terrasse de sa maîtresse de vingt ans sa cadette, dans l’appart de plaisance qu’il lui payait. Ca avait démarré comme un rêve récurrent qu’il faisait depuis des années – et qui s’était un peu amoindri depuis qu’il multipliait les maîtresses. Il était dans son bureau de la BBC et hurlait des ordres à une assistante par intercom interposé, juste pour déchaîner les violentes montées de tension qui s’exerçaient sur lui à la venue du prime. C’était du moins la raison officielle. L’autre raison, la vraie, c’est qu’il aimait cela. Bref, il préparait son journal, exigeait des rapports minute par minute, changeait le texte et demandait à des stagiaires que les copies soient photocopiées et fournies à chaque membre de la régie, il demandait l’impossible et des armées de collaborateurs un peu chiches se pliaient docilement à ses exigences. Eût-il demandé un sacrifice humain sur le plateau pour amener les Dieux à davantage d’inclinaison au niveau de l’audimat, ils auraient tous proposé leur cou. Mais dans son rêve, sa femme, la vraie, venait le voir. Elle donnait un coup dans la porte, comme elle le faisait d’habitude, et entrait dans son bureau sans s’annoncer, avec des gardes-assistants qui la suivaient en essayer de la raisonner. Jusque là, c’était plus ou moins vraisemblable, même si Dave imaginait mal sa femme lui rendre une visite surprise. C’est alors que l’impensable se produisait : elle lui disait qu’elle voulait sortir et filer droit vers l’Ohio, l’état qui l’avait vu naître lui. Et tout à coup, alors qu’il aurait simplement pu protester qu’il s’était fait une promesse, devant Dieu, qu’il ne remettrait plus jamais les pieds dans l’Ohio, une étrange urgence s’était emparée de lui. Il avait compris qu’il aller lui faire visiter les rues d’Hudson, sa petite bourgade natale.


Aussitôt, il s’était retrouvé à l’ombre des arbres de la Western Reserve Academy, l’école privée où il s’était retrouvé étant petit. Sa femme le traînait par le bras le long d’une allée bordant un bâtiment de briques rouges qu’il ne sut distinguer d’entre tous les bâtiments de briques rouges de Reserve. Il y avait plein de mondes, des adolescents surtout, qui allaient et venaient en tout sens, parlaient dans des langues qu’il ne comprenait pas avec des expressions très graves sur le visage. Cela ne fit qu’exacerber son sentiment d’urgence, alors que Pam, sa femme donc, l’obligeait à traverser un large terrain au gazon parfaitement entretenu, d’un vert presque fluorescent tant il respirait la bonne santé, pour atteindre le mur bas qui entourait la Chapelle de l’Académie. Elle était toujours telle qu’il l’avait quittée. Très géométrique, une petite maison sans prétention, avec ses huit fenêtres de façades disposées autour d’une large porte, le tout respirant la simplicité et l’ordre. Au-dessus du toit en pointe, trois cubes blancs se superposaient pour former un clocher. Un ajout presque incongru, mais qui évitait que l’on confonde la Chapelle avec un dortoir, s’était toujours dit Dave en souriant. Le bâtiment, au milieu des hauts arbres baignés d’une lumière vive très estivale semblait plus noyé que jamais dans la végétation, comme si l’on avait largué la pauvre chapelle dans une forêt vierge. Et sa femme qui le tirait vers l’avant, contournant l’édifice pour s’enfoncer dans ces vagues de vert chatoyant, réfléchissant bien trop le soleil, tant et si bien qu’il fit la traversée de ces branchages en aveugle, pour atterrir dans une large cour de poussière. Autour de lui, plusieurs visiteurs ébahis lançaient des « ho » ravis et des « ah » émerveillés. Il tournait son regard à l’unisson avec les leurs et découvrit un cimetière. Non, des cimetières, en fait. Ils étaient sur le flanc d’une immense colline et les cimetières s’étendaient en terrasse, niveau par niveau, si loin qu’il ne pouvait en discerner autre chose qu’une forêt de tombes grises ou jaunies et tâchées par le temps et la pollution. Il songeait alors que ce n’était pas possible qu’une telle chose puisse avoir poussé derrière la Chapelle de Western Reserve Academy. Et pourtant, ces tombes lui paraissaient toutes réelles. Il prenait conscience qu’il avait sans doute fait ses études sur des milliers de morts. Parfois, il entrevoyait la cime d’églises gothiques, tout aussi sombres et vieilles, qui semblaient émerger du sol comme de la mauvaise herbe et pointer vers le ciel d’une façon menaçante, prête à crever le bleu infatigable qui s’étirait au-dessus de sa tête. L’endroit avait une configuration qui oscillait perpétuellement entre la géométrie oppressante et quelque chose de bassement organique, comme si les tombes n’étaient que des plantes de pierre à la croissance accrue qui naissaient sous son regard. Et dès que son regard se précisait dessus, il découvrait leurs mises parallèles, les angles qu’elles formaient, les agencements mathématiques qu’elles avaient. Alors il les quittait pour fixer son œil ailleurs, sur un autre talus de pierres tombales et cela recommençait. Et sa femme, à côté de lui, qui trépignait comme une gamine, et cherchait à le prendre par les mains pour s’élancer dans une ronde.


Ca, c’était le rêve récurrent. La version sous coke était mieux encore. Dans ce rêve-là, tout avait gagné en précision. Il aurait pu compter les briques du bâtiment de Reserve au pied duquel il apparaissait. Il aurait pu suivre du doigt les veinules des feuilles de la végétation fournie qui entourait la Chapelle. Il aurait pu suivre chaque aspérité dans la pierre rugueuse des tombes. Tout avait gagné en netteté, même lorsqu’il se contentait d’observer les visiteurs de ce parc de la mort. Mais sa femme, cette fois, ne s’était pas contentée de sauter partout comme une enfant en délire. Elle avait escaladé la grille rouillée qui empêchait les visiteurs de s’enfoncer dans les cimetières les entourant. Dave avait essayé de la retenir, mais elle avait semblé glisser sur les choses, avec une facilité et une aisance surnaturelle, s’échappant vivement de ses bras pour filer entre les silhouettes grises. Il avait escaladé à son tour la grille et s’était lancé après elle, hurlant son nom, n’entendant qu’un écho grinçant pour toute réponse. Alors qu’il lui avait semblé dévaler la colline, il s’était rendu bientôt compte, à force d’effort, qu’il remontait. Il n’avait pas dû remarquer que la colline n’était qu’une vallée en cuvette. Mais à peine cette idée germée dans son esprit qu’il fut pris d’un mouvement de panique. C’était une colline, savait-il avec certitude. Il avait alors levé son regard pour se rendre compte qu’au-dessus de sa tête le terrain se poursuivait. C’était une boucle sans fin, avec du sol au-dessus de sa tête. Il avait senti un grondement venir du plus profond de la terre et avait pris conscience que cela venait des tombes. Une force invisible et terrible les arrachait à la terre, et ce grondement provenait des racines –des racines ! – qui étaient ainsi maltraitées. Elles avaient toutes, soudainement, jailli du sol pour s’envoler vers le centre de cet anneau de terre, sous le regard médusé de Dave, dont le cœur avait tenté de jaillir, lui aussi, de sa prison. Elles s’étaient toutes réuni en une incroyable sphère de roche en fusion, veinée de magma qui crachotait des flammes. Une voix formidable s’était alors élevée de la sphère et avait prononcé des mots terribles. Et Dave s’était réveillé quelque part avec la Révélation – car il était convaincu qu’il avait été témoin d’une révélation, même si le sens lui en échappait. Il avait murmuré à sa maîtresse effarée : « Je crois que j’ai vu Dieu ». Aujourd’hui, il avait à nouveau le ventre noué par cette même impression étrange. Cette sensation que la raison s’efface doucement devant quelque chose de plus fort qu’elle, qui est soumis, évidemment à une logique, mais une logique telle qu’elle n’est pas appréhendable par la raison humaine. Le mystique, en fait. Dave sentait qu’il était devant ce même genre d’évènement et bien qu’il n’ait cessé d’affecter une réserve journalistique en discutant le bout de gras avec quelques collègues de chaîne concurrente, il s’était laissé à croire que oui, le Silver-0 était bien l’envoyé de Dieu, même s’il avait du mal à en comprendre le sens exacte. La première fois qu’il l’avait vu, il avait même marmonné pour lui-même une prière, sans même s’en rendre compte.

dimanche 25 janvier 2009

Extrait : Graveyard Land

Désolé pour le retard. Nouvelle création, plus proche du conte et pourtant de l'usage de procédés très réalistes. Je suis assez fier du rendu. La suite sous peu !

Graveyard Land



La nuit s’étirait en bandes funestes, du noir plus noir encore que le noir nocturne lui-même, qui ouvraient des bouches murmurantes, faisant pleuvoir les secrets comme la neige, sur le pavé irrégulier des venelles de Graveyard Land. C’est ainsi que les couleurs ternes qui tapissaient volontiers les rues disgracieuses, les toitures effilées et les façades austères se virent masquer par des soupires de coton blanc, déposés là comme par mégarde et s’y accumulant suffisamment pour donner aux badauds l’impression fugace que le monde s’était retrouvé enveloppé de sérénité. Chose rare à Graveyard Land.


Durant cette même nuit, les voitures de police, les jolies, avec des courbes harmonieuses et très rétros, vinrent s’arrêter devant une de ces maisons étroites, qui se pressaient les unes aux autres comme des moineaux frigorifiés. Des agents à la mine bonhomme sortirent des véhicules, se saluèrent pour ceux qui ne s’étaient pas croisés au central et marchèrent de concert vers la porte principale. La voisine qui avait appelé était sur le trottoir, elle leur expliqua qu’elle avait entendu du bruit à l’intérieur. Ce qui paraissait normal, pour une maison habitée. Mais qui ne devait pas se révéler outre-mesure rassurant, car ce bruit avait ressemblé d’avantage à une lutte qu’à une partie de bridge. Elle était fort amatrice de bridge, aussi savait-elle le bruit que faisait une de ces parties à travers les cloisons d’un mur. Or, elle était catégorique, on s’était battu dans cette maison, mitoyenne à la sienne.


Les policiers s’étaient donc approchés de la porte. Demeurés entrouverte, ils se glissèrent à l’intérieur, et, après s’être enquis du nom de cette famille, appelèrent conjointement « Mr Carnassier ! » ou « Madame Carnassier », voire même « Enfant Carnassier ». Aucune réponse ne fut faite, aussi, après avoir fait le tour du rez-de-chaussée en vain, ils décidèrent de grimper à l’étage. Une odeur plus étrange y flottait. Indubitablement, bien qu’ils n’auraient su dire avec exactitude ce qui s’était passé ici ou quelle aurait pu être l’origine de cette odeur. La chambre des enfants était vide. Une tension incongrue, silencieuse et sournoise pesa sur leurs épaules, au point de les dissuader d’appeler davantage la famille Carnassier, conscient qu’ils allaient très probablement découvrir une partie du mystère.


Ils en découvrirent en effet une partie. Dans la chambre des parents. On s’était bel et bien battu. Il ne restait qu’une personne présente. Morte, bien entendu. Ils comprirent, en observant le corps, que celui-ci avait subi sans aucun doute possible, quelque chose que leur conscience eut du mal à réellement se laisser pénétrer. Monsieur Carnassier avait été autrefois un homme opulent, à n’en point douter. Ce n’est qu’une fois l’évidence de ce qui avait entraîné sa mort clair dans l’esprit des policiers qu’ils se permirent de vomir.



La guérite était un passage obligé vers la rue oblique qui menait à l’arrière-cour du commissariat. Bien qu’elle n’ait eu aucun intérêt réel, on y avait laissé un agent, au cas où. Plus par tradition que pour autre chose. Ainsi donc, le vaillant Berthold y passait les dernières années de son service, à se geler les os dans cette froideur nouvelle qui s’était abattue avec la nuit sur Graveyard Land. Et les hivers ici étaient on-ne-peut-plus rigoureux. Aussi avait-il branché un petit réchaud, vers lequel il tendait ses mains noueuses serties de mitaines mordues par le passage des années. Il comprenait à peu près la logique qui avait poussé les autres à le renvoyer à ce petit coin de pavé complètement inutile. On avait besoin des agents de l’ordre ailleurs, c’était tout à fait normal. Quoique Graveyard Land n’ait jamais été une ville où la police put faire quoique se soit… Il leva les yeux vers les fenêtres étroites, toute en hauteur, qui constellaient la façade opposée à lui, en surplomb et frissonna. Mais l’œil de bœuf semblait le lorgner avec une lueur mauvaise. Il finit par secouer la tête en tâtonnant ses poches à la recherche de son paquet de tabac, grommelant.
Berthold se frictionnait les mains avec véhémence quand il entendit un bruit provenir d’un segment de rue en coudée, plongée dans la nuit. Il sentait son arthrose peser de tout son poids dans ses poignets et accueillit les claquements discordants qui remontaient la ruelle irrégulière avec un grommellement vindicatif. Sortant de la guérite, il saisit la lanterne et la leva plus haut – avec un bref juron -, jetant ses lueurs tremblotantes sur la forme indécise qui se présentait dans le noir. Une courte silhouette, trapue, menait une carriole grinçante. Cet homme était vêtu de tout un amas de chiffons grisâtres, qui remplissait le banc avant du véhicule. Par-derrière elle, de grands sacs étaient entassés. Des sacs dont la taille se révélait toujours si anthropomorphique que cela en mettait le garde mal à l’aise. Mais comme chaque fois que ce funeste débarras passait devant lui, le garde ne fit rien. Il se contenta de garder la lanterne suffisamment haute pour voir la marque attendue, acquiesçant avant de la rabaisser aussitôt : « Bonsoir Halicère.
- Bonsoir Berthold, répondit le cochet. Louvoyant avec peine, le convoi, tiré par un cheval fatigué, s’arrêta devant le vieil homme. « La nuit est fraiche, dirait-on.
- Très, on va encore avoir un hiver à crever, si tu m’passes l’expression.
- Tant que j’ai du bois à engouffrer dans mon fourneau, moi, tu sais, que les gens crèvent, ça me paraît un bon compromis. Hé, détends-toi, Berthold, je plaisante. Tu souhaites vivre vieux, toi, j’oubliais.
- Pas de ça, Halicère. Ouais, je vivrais bien un peu plus. J’ai une retraite dont j’aimerai profiter. Ca m’paraît que de juste si je peux dépenser mes deniers âprement gagnés ! » D’un geste de main, Halicère repoussa définitivement ce sujet et se contenta de modifier légèrement son assise sur son banc : « Alors, quoi de neuf au central ?
- Ca bouge dans tout les sens. Ca fait des années que j’ai pas vu ça. La camionnette du légiste est arrivée à toute blinde. Elle était entourée de plein de képis, pour que personne n’en approche. Ils ont emmené le corps en grande pompe jusqu’à la morgue du d’ssous. Et d’puis, personne y entre, ordre du commissaire Lorvedant ! »
- Mais… et mon boulot, à moi, faudra bien que j’y aille, à la morgue. » Berthold tapota son épaisse moustache, là où normalement, ses phalanges auraient dû tambouriner contre ses lèvres. Il n’avait pas songé à ce problème-là, en colportant l’unique ragot digne d’intérêt de son catalogue. « Ils ont pas le choix, de toute façon, rien ne peut être si grave qu’ils ne t’ouvrent pas la porte, pas vrai ? marmonna-t-il, alors que ses propres mots, à mesure qu’ils se déversaient, lui arrachaient un petit frisson.
- Non, évidemment. De toute façon, j’verrais bien. Allez, mon brave Berth, je dégage, bonne nuit ! »


La carriole s’ébroua et attaqua la ruelle étroite. Le vieux policier le suivit du regard, jusqu’à ce qu’il disparaisse derrière la courte coudée. Pour sa part, il n’avait pas été réellement rassuré par sa propre idée. Et si c’était suffisamment grave pour retenir même le croque-mort ? son imagination peinait à appréhender quelque chose de cette gravité, mais il savait que personne n’en ressortirait grandi. Frissonnant dans son épais manteau, il reprit place bien assis dans sa guérite.
Dégagée de toutes voitures, la rue était pratique pour y évoluer jusqu’au portique ouvert menant à la cour intérieur du commissariat. On était pas trop suspicieux, dans la ville. La confiance régnait à peu près et Halicère n’avait aucun mal réel à naviguer jusqu’ici.


Il s’arrêta et ne prit pas la peine d’attacher les rennes de son cheval, ce dernier demeura immobile et silencieux, inexpugnable à moins que son propriétaire ne le lui ordonne. Se dépêtrant avec ses couches de lambeaux élimés, il marcha de son pas claudiquant jusqu’à la porte surmonté d’un auvent et entourée de deux luminaires aux couloirs pisseuses. Il frappa plusieurs fois et patienta jusqu’à ce qu’un bruissement de murmures se fasse entendre derrière le panneau. Quelqu’un entrouvrit, le contempla et referma brutalement. Avant que la porte ne soit ouverte en grand. « On a un problème. On a un type et… selon les premières estimations, il ne risque pas de… enfin, vous voyez. Donc en fait, on a rien pour vous et on s’en excuse. » Et la porte de se clore à nouveau.


Halicère contempla devant lui ce panneau de bois emplissant à présent la totalité de l’encadrement. Il n’aimait pas trop cela. Il aurait préféré voir le corps avant de décider s’il n’était pas pour lui ou pas. Mais il se détourna du commissariat et progressa vers sa carriole en grognant quelques amères paroles. Il reprit sa tournée en silence, plongé dans le doute.




Lorvedant se mâchonnait l’intérieur de la joue en essayant de conserver toute l’autorité due à sa charge. Le commissaire n’était pas dans son assiette. D’ordinaire, la commune n’accueillait que des cas de cambriolage ou de tapage nocturne dont la malveillance était telle qu’après quelques excuses échangées entre les parties concernées, aucune suite n’était donnée à l’affaire. En de très rares occasions, il y avait des excès de vitesse à relever dans le coin, sur la nationale qui transitait au nord-est de Graveyard Land. Parfois, il y avait un accident. Lorvedant se souvenait de la jeune femme, ivre morte, qui avait tamponné un mur. La voiture, par un étrange effet de la physique, s’était levée d’un coup. La jeune femme avait été projetée dans la pierre. Cette image-là avait marqué l’esprit du commissaire, appelé, sans trop savoir pourquoi, sur les lieux. C’était la chose la plus violente qu’il lui ait été donné de voir jusqu’à ce que ses assistants lui apportent les photos prises sur les lieux du meurtre de Monsieur Carnassier.
Dans un premier temps, au milieu de l’effervescence qui avait touché le commissariat, Lorvedant était resté très pragmatique. Il avait compulsé les photos, puis avait adjoint à chacun des hommes mis sur l’affaire une tâche précise. Relever les empreintes dans toute la maison, prendre les témoignages des différents témoins, retracer la journée de monsieur Carnassier. Puis il demanda à sa secrétaire de prendre sa journée, ce qu’elle ne fit pas, puisqu’en réalité, elle se contenta de sortir. Se croyant seul, il s’était assis derrière son bureau, puis avait enfin pris conscience de ce qu’il avait sous les yeux et s’était mis à trembler de tout son corps devant l’effroi que lui provoquait cette simple compréhension.


Il n’avait vu le corps que sous la bâche et avait été secoué par l’indifférence avec laquelle monsieur Furec, le légiste, avait exprimé ses premières conclusions sur le corps. Le commissaire était resté planté sur le pas de la porte menant à la morgue et avait écouté de là le discours de Furec, sans oser s’approcher davantage. Le légiste, avec son sourire goguenard, formant un « v » effilé sur son visage anguleux, ne l’avait pas quitté du regard durant toute l’entrevue.
Il s’était juré de ne plus redescendre à la morgue. Mais à présent que Lordevant s’y trouvait à nouveau, en présent du légiste et de l’enquêteur de l’extérieur, il lui semblait que la tension était lointaine. En fait, en lisière de ses perceptions, prête à jaillir comme un diable hors de sa boîte.
Il fit le tour de la table, lançant parfois des regards au médecin légal qui lui, n’arborait qu’un sourire détaché, n’affectant qu’un intérêt nonchalant et scientifique pour toute l’affaire. Comme si confronter l’impossible était une simple inflexion de l’esprit, pour le docteur. Lui ne semblait pas du tout touché par la présence incongrue de la tiers-personne qui se tenait aux pieds du cadavre, se massant le menton avec distraction. Monsieur Drave, s’était-il présenté.
« Nous l’avons retrouvé dans sa chambre, entonna Lorvedant en se positionnant à la tête de la table d’autopsie. Il était en position assise. Nous avons retrouvé ça, à côté de lui. – Il tendit une paire de photos à l’enquêteur, qui s’en saisit. Elle présentait des outils de jardinage, dont un, particulièrement vicieux, composé de trois griffes, courbées comme des serres d’oiseau de proie. Le correcteur hôcha la tête et Lorvedant poursuivit. – Il était assis sur le drap pris sur le lit. Tous les meubles avaient été repoussés. Aucune trace d’agresseur. Aucune empreinte relevée d’une autre personne, pas même de la femme ou des deux enfants. Aucune trace de pas, pas un cheveu. – Il marqua une pause. – Normalement, la personne qui a commis ça aurait dû recevoir des projections de sang, on aurait dû pouvoir identifier une présence. De plus, le sang aurait dû agir un peu comme la farine dont on couvre un sol. Si quelqu’un avait perpétré ça, on aurait trouvé des traces de pas s’éloignant du corps – il grimaça en remarquant son propre usage du conditionnel – On… on en a déduit… eh ben… - il haussa les sourcils en pinçant les lèvres.
- Les traces de sang sont extrêmement localisées, lui vint en aide le médecin. Il n’y a pas eu de projections. Aucun coup violent. Le découpage a été ferme, très précis. Je peux vous dire qu’il s’y est pris en professionnel. »
Un silence pesant fit écho aux paroles presque admiratives du légiste. Monsieur Drave massa doucement son masque, faisant le tour de la table. Il se pencha sur le gouffre qui occupait à présent la place de la bedaine de Monsieur Carnassier, ce qui colla à Lorvedant un sursaut de dégoût qu’il tenta de réprimer. « Il a tout mangé… cru ? demanda-t-il enfin.
- Oui, Monsieur, répondit le commissaire, se demandant si ce n’était pas là une question pour le mettre davantage dans l’embarras.
- Et où dites-vous que se trouve le reste de sa petite famille ? » Lorvedant et le médecin légiste s’échangèrent un regard.
- En fait, expliqua le commissaire, nous n’en avons aucune idée. Aucune trace d’eux sur la scène du crime. Nous avons relevé de leurs empreintes partout, mais pas une trace de bataille dans la chambre des enfants, par exemple. Ils n’ont pris aucun habit, aucune affaire. Notre hypothèse voudrait… - Nouveau regard au légiste – qu’ils aient suivi un quelconque agresseur sous la menace d’une arme. C’est ce qui nous paraît le plus cohérent.
- Une idée peut-être de pourquoi le tueur aurait emmené la famille de sa victime ? Une prise d’otages ?
- Ca paraît évident. Peut-être aurons-nous sous peu une demande de rançon, répliqua doucement Lorvedant, essayant de donner de l’emphase à sa réplique qui en manquait grandement. Le légiste opina pour signaler son approbation, mais Monsieur Drave, dont le masque inexpressif toisait les deux hommes, semblait ne pas vouloir lâcher le morceau. « Monsieur Carnassier aurait-il eu accès à une fortune particulière ? Ou peut-être son épouse elle-même est la fille d’un riche propriétaire ? J’attends, précisa Monsieur Drave.
- Pas spécialement, en conclut Lorvedant, en regardant ses semelles.
- Ils étaient revenus, souffla le légiste. Et ils sont repartis. »
Les deux larges orbites de Drave se posèrent sur lui, dans le long silence qui suivit la remarque. Puis ils s’en détachèrent lentement. « Je vous prends le dossier.
- Demandez-le à ma secrétaire, Mademoiselle Cranaque. »

jeudi 25 décembre 2008

Intégrité en Espace Vide

Intégrité en espace Vide est, en réalité, un extrait d'une nouvelle plus importante, et inachevée, Evolvum. Si la présente nouvelle se suffit à elle-même telle qu'elle a été écrite, la toile de fond se trouve être une de mes premières grosses nouvelles. Mes premiers pas en matière de science-fiction lorgnant sur le cyberpunk. Toutefois, à force de l'abandonner, de la reprendre, pour la laisser tomber à nouveau, la nouvelle commença à ressembler à un patchwork témoignant de ma progression littéraire, en matière de récit comme de thématique, donc finalement, intéressant pour moi à parcourir, mais d'une qualité globale... enfin, cela demanderait du boulot à reprendre intégralement. Mais qui sait, Evolvum n'a peut-être pas dit son dernier mot !


Intégrité en Espace Vide


Une lumière se mit à clignoter avec frénésie sur le tableau de bord, bientôt relayée par une constellation de lumières semblables, accompagnées de « bip » tout aussi bruyants. Et qui réveillèrent enfin Gregory Peck, qui grogna en réponse. D’un revers bien senti de la main, il réduisit au silence l’infernale sirène, puis se redressa en jurant. Choc. Comme à chaque début de cycle, son front heurta le panneau de contrôle vissé à l’horizontal au-dessus de sa couche étroite. Et comme à chaque début de cycle, Peck songea à dormir, à sauter un cycle pour attendre le suivant. Mais non, pas le temps. Se poussant de la paume des mains sur l’encadrement de sa cellule de repos et, selon les lois de la gravité, il s’expulsa dans le boyau menant aux commandes. D’abord un court passage par le tube d’hygiène, qu’il pénétra après avoir laissé ses habits en suspens dans l’exigu corridor. Un « clip » furtif, et une voix grésilla. Selon l’orbite, Peck supposa qu’il devait capter les émissions du Conglomérat Economique de la Côte Est d’Amérique du Nord. La voix s’emporta, s’exclama : « La Nouvelle du Jour vous est annoncé par la Soyo Corp. : Son Excellence Lance Abernach de l’Eglise de Gaïa viendra apporter sa collaboration à la Conférence de la Théoriginie qui se tiendra à New York ! Alors, ça, c’est pas de la nouvelle, hein ? - Jingles.- » C’était bien le Con-Eco de la Côte Est. Une fine pellicule adhésive se colla à sa peau, projetée par les valves clairsemant la paroi circulaire. De ces mêmes valves jaillit de l’eau, de courts jets sous pression qui firent mousser la pellicule. Le tout disparut bien vite dans le goulot. Pour être purifié en vue d’une nouvelle utilisation, un cycle plus tard.


Peck éteignit la radio et attrapa son caleçon flottant tout en allant au tableau, assemblage de couleurs, de lumières, de câbles et de bruits vibrants et toussant, grondant vulgairement, sans harmonie. C’était son quotidien, ces images frémissantes sur les écrans pris dans les toiles de fils électriques. Toutes ces conneries, elles auront mes yeux. Un cycle, je vais me réveiller et ce sera le noir. Plus rien. Ma cornée bousillée, mes rétines agonisantes, voilà ce que ce sera. Et j’arriverai jamais à trouver le com terrestre pour prévenir la base en bas. Avec ces foutues rotations, j’arriverai même pas à sortir de mon tube-couchette. Ils me relayeront. Ils changeront d’opérateur orbital, mais jamais à temps. Je serai une putain de carcasse desséchée, avant qu’un suppléant n’arrive avec les secours, ou même sans. Y’a tellement d’opés qui se balancent dans l’espace et dont on retrouve rien. Et les stations-relais restent vides. Ces saloperies qui sont à présent équipées de système automatique de fermeture et dépressurisation. Toute la machinerie se mettra en veille, attendant 5 jours ou 5 siècles s’il le faut l’opérateur suivant. Oh, il y avait bien une aide psychologique, une voix désincarnée dans le com terrestre et qui vous parle, calme et sereine, vous assurant que vous n’êtes pas seul perdu dans l’espace. Que vous êtes un chic type et que la station où vous êtes enfermé est en fait une coquille douce et bienveillante qui vous protège en son sein accueillant. Peck frissonna. Tout ce qu’il avait été foutu de faire, c’était de raconter au psy de l’autre côté du micro son rêve. Un rêve récurant, plutôt courant chez les opés orbitaux, selon son interlocuteur. Dans son rêve, les parois de la station étaient arrachées à la structure métallique dans une espèce de hurlement dû aux changements de pression et se retrouvaient happés dans l’espace. Et lui était projeté avec, dans l’espace. Un espace sans étoiles, sans planètes, sans soleil. Il était seul, dans un noir infini, il flottait juste, avec la conscience de lui-même en train de flotter, d’errer dans ce vide parfait, sans bruit, sans présence. Sans rien. Il se réveillait souvent en sueur à ce moment-là, tout tremblant. Cet instant où il prenait conscience qu’il n’existait rien. Rien ni personne. Juste la solitude. L’éternelle solitude.


Il se cala dans son fauteuil, attachant la ceinture pour ne pas décoller subrepticement durant son travail et attrapa son pantalon, qui venait à sa rencontre. Ce souvenir l’avait à présent pétrifié et il souhaitait s’en défaire en se plongeant dans le relais. C’était ce froid qui accompagnait la prise de conscience, cette matérialisation thermique qui lui dégoulinait le long de l’échine, comme un doigt posé sur l’erreur universelle. Il en avait parlé à un autre oporb du Con-Eco nord-eurasien, Jah, une fois, mais ce dernier lui avait donné une étrange interprétation de ce rêve, qu’il faisait aussi. « Allo ? Greg ? dit une voix dans les haut-parleurs, tandis qu’à l’écran apparaissait un visage au nez empâté et aux lèvres pleines. Merde, pensa Peck, j’ai dû composer ses coordonnées sans même m’en rendre compte. Je vais pas lui raccrocher au nez, maintenant… « Ouais, c’est bien moi, salut Jah
- Tu tire une sale tronche, ça va pas, man ? demanda Jah de son ton traînant.
- Je viens de prendre mon cycle.
- Et il t’a pas loupé.
- J’ai encore fait ce rêve, tu sais, celui dans le noir, avoua Greg en plissant la bouche.
- Et tu le flippes encore ? il est pourtant pas si effrayant. Moi, je le trouve même très bien, en fait.
- C’était quoi encore, ton histoire à ce sujet ? » Tant qu’à faire, autant le questionner, maintenant que la discussion était lancée. Peck se saisit d’un paquet de cigarettes et en alluma une. La fumée s’éleva et fut directement prise dans le purificateur d’oxygène, un filtre installé par la compagnie qui l’employait et dont l’utilisation était retenue sur sa paye. De vrais voleurs ! « Man, t’écoute pas ? C’est pourtant simple, le noir que tu vois, il est entier, sans limite, hein ? il est plein et vide à la fois, il ne comporte nulle erreur, nul doute ?
- On peut voir ça ainsi, ouais, fit affirmativement Peck, qui ne voyait pas la logique d’un tel développement.
- C’est le Tout-Originel, man, c’est Dieu que tu vois, c’est Sa présence, infinie et illimitée. C’est pour cela que tu ne vois rien, en fait. Il n’a pas de présence physique, sa force, sa totalité lui suffit à lui-même. Il se suffit à lui-même. Il est, tout simplement. Tu vois, man ? Dieu, c’est l’Espace, l’Espace Révélé.
- Mais… attends, tu veux dire que c’est… enfin, c’est illogique, pourquoi nous, on le verrait ?
- Parce que nous, on est dans l’espace, man, on est à son contact, au plus proche de lui. On raisonne au niveau de la galaxie, on est plus rattaché à l’esprit terrien.
- Mais si c’est bien lui, persévéra Peck, pourquoi ne nous a-t-il pas fait adapter à l’espace ? Pourquoi doit-on respirer de l’air pour survivre alors qu’on pourra vivre directement avec lui.
- Man, c’est des épreuves qu’Il nous envoie. Pour qu’on soit digne de Le voir. Ce sont ces épreuves que l’on a réussi, nous. On est les nouveaux moines, on est retiré, plus proche de lui pour pouvoir méditer et sentir Sa présence. » Peck se sentait tellement ignorant, dans ces moments-là. Il aurait bien voulu trouver les failles – il était convaincu qu’il en existait – dans ce raisonnement, mais il n’y parvenait. Il hocha la tête, salua Jah et raccrocha, prétextant le début de son temps de service, ce qui n’était pas totalement faux. Finalement, est-ce que cette façon de pensée était pire qu’une autre ? Elle semblait réussir à merveille à Jah. Il ne serait sans doute pas au nombre de ceux qui allaient un jour ouvrir le sas et se projeter dans la Grande Bouche. Et se retrouver pulvériser en moins de deux. Enfin, pour ceux qui ne mettaient pas leur combinaison. Pour les petits vicieux qui aimaient que ça dure, ils pouvaient mettre leur combinaison, débrancher le com sub-vocal et le localisateur qui bipait la Terre et lui envoyait les coordonnées de l’opé qui quittait sa cabine. Et ceux-là mourraient alors à petit feu. Personne n’irait les récupérer. Oh, ils apparaissaient bien sur les radars des vaisseaux qui faisaient la navette entre la planète et les satellites artificiels, mais qui pouvait faire la différence entre un corps et un morceau de tôle d’un chantier orbital quand il y avait tant de débris en état stationnaire autour de la Terre ? Ce n’était rien de plus qu’un point verdâtre sur l’écran. Et avec l’Assistant de Survivance connectée à la combi, cela devait bien prendre au moins 7 jours pour qu’ils finissent par mourir. Souvent de faim ou de soif. Au mieux, d’un disfonctionnement de l’appareil respiratoire. Dans ce cas, ils déliraient pour le reste du temps qu’ils vivaient encore. Peut-être voyaient-ils effectivement Dieu.


Peck regarda l’écran viré au noir, effaçant les traits de son interlocuteur. Et si sa réflexion était à prendre à l’envers ? Jah sous-entendait qu’un dieu est une entité figée dans le « non-agir », dissociée de la Création. Une entité qui ne vit que pour elle et par elle. Une personnalité dans l’infini, pleine et entière, libérée des contraintes matérielles et dont ne subsiste que l’essence pure. Alors ce rêve qui le projetait dans l’espace peut-être le plaçait-il en fait dans ce divin état. Peut-être était-il un dieu alors. A la vie sans limite, sans force extérieure, sans extérieur en fait. En communion avec lui-même. Un Dieu pour lui-même, voilà. Peck frissonna. Cela n’allait pas. Un bris de glace glissa le long de sa colonne vertébrale. Il savait à présent pourquoi Dieu avait créé les êtres humains. Par solitude sans doute. Parce qu’il n’est pas d’espace, ni de temps, que l’on puisse affirmer par sa propre identité. Il faut qu’il soit reconnu par une autre personne. Un Autrui. Ca rejoignait peut-être ce que disait Jah. Un Dieu qui aurait attiré à lui ses enfants, pour s’accomplir dans l’autrui, des milliards d’autrui prêt à se joindre à lui dans une communion universelle. Et nous ne serions qu’un ? Plus de Greg, ni de Jah, ni de Terre, juste Lui. Et à nouveau la solitude. Un nouveau cycle.

mardi 23 décembre 2008

Extrait : La Tour

La Tour raconte la fuite de Jack et de son jeune acolyte à travers un lieu terrifiant et merveilleux, la fameuse Tour du Seigneur-aux-Bouches. Le récit est très largement inspiré de Changeling : The Lost, excellent jeu de rôle, de White-Wolf, à essayer de toute urgence ! 




Le long du béton, parfois, il y avait d’étranges vibrations. De la machinerie s’activait quelque part dans ces murs et l’on pouvait en percevoir les remous jusqu’ici. Jack passait la plupart du temps à fermer les yeux pour essayer de retrouver, dans son souvenir, le dessin de ces lieux qu’il avait traversé de nombreuses fois. Mais sa mémoire semblait le fuir dès qu’il tentait de mettre la main – mentale – sur les plans. Du mouvement sourd et ininterrompu. Dans son souvenir, il y en avait beaucoup par ici, il devait y avoir une salle des machines. De celle qui ne sont pas composées vraiment d’acier, parce que le Seigneur-aux-Bouches n’aime pas cela. Non, celles qui étaient faites d’alliages étranges, entre métal, végétal et… il ne savait pas exactement.


Sur son dos, le jeune garçon-fille s’était finalement endormi, lui laissant au moins l’opportunité de penser sans raconter toutes ses histoires. Normalement, s’il avait vu juste, l’attention de la plupart des gens occupant la tour devrait s’être tournée sur le barde qui était arrivé au dernier étage. Cela faisait une sacrée marge. Ce qui angoissait toutefois Jack, c’était l’absence d’armes. Du moins des armes normales. Un son de voix brisa le fil ténu de ses pensées. Il se stoppa net. Sous ses pieds s’étendaient à présent les coursives métalliques de passerelles se perdant dans le noir et les vapeurs. Il n’avait même pas remarqué combien la chaleur avait augmenté, devenant presque étouffante selon les bouffées qui s’élevaient de gueules béantes dans les murs ruisselants. La salle des machines, exactement ça. Des orbes colorées illuminaient de lueurs orange-fiévreux parmi les dents circulaires qui virevoltaient dans les ténèbres.


Jack glissa doucement au sol et posa avec sollicitude son compagnon, puis tendit l’oreille. « Fais attention-tion avec ces chaînes ! Riiiiiiih ! On ne sait pas d’où elles partent et où elles finissent, sinon qu’elles sont là pour pendre. Riiih ! On devrait plutôt s’inquiéter des rouages, non ? grinçait une voix.
- Et pour atteindre les rouages, maugréa une seconde voix, il faut pousser les chaînes. Sinon, on n’arrivera pas à fermer les portes de cet étage ! – Quelques bruits de chaînes qui s’entrechoquent, suivi d’un lourd soupir - On ne m’a même pas dit ce que le Tout-Haut voulait exactement.
- Notre Seigneur-aux-Bouches a dit et dit et dit – riiiiih ! - que nous devions les retrouver au plus vite, avant que le Maître-Barde ne s’échappe lui aussi-iiiih !
- Ca ne t’étonne pas qu’il soit tombé aussi rapidement sur le Maître-Barde ? On dit qu’il était déjà ferré alors même que le Conteur s’évanouissait. Il est arrivé en pélican – Tu sais, celui avec des ailes de chauve-souris, le plus laid de tous ! - il y a tout juste quelques heures. »


Jack passa la moitié de son buste par-dessus une balustrade parcourue de belles feuilles ciselées et aperçut les deux silhouettes qui discutaient sur une plate-forme en contrebas, entourant un fossé où plongeaient les chaînes. Son regard chercha rapidement le long des tiges rutilantes qui s’enfonçaient dans le noir. Il vint s’accroupir et retirer une longue barre de fer coincée entre deux plaques. Cette dernière poussa un bruit sec sans céder. « Hiiiiii ! T’as pas entendu du bruit, là-haut ? On ne devrait pas aller jeter un coup d’œil-hiiiii ! grogna soudainement celui qui apparaissait comme disposant d’un bec noir veiné de blanc sale. Son interlocuteur était large d’épaules, sa tête enfoncée entre, dans l’absence de cou. Ils portaient tout deux des tuniques sombres relevées de renfort d’une matière que l’on eût dit de l’obsidienne. Le plus épais tira de sa ceinture un petit objet, court, et signala d’un mouvement de son menton double la toile de passerelles au-dessus d’eux. Celles où Jack se trouvait. Il lâcha la barre et s'accroupit pour passer son cou sous la rambarde. Le compère au bec venait de sortir un objet pareil à celui de son compagnon et s'approchait d'une échelle. L'esprit de Jack entrait déjà dans les multiples moyens d'en venir à bout le plus vite et discrètement possible. Souplement, il passa outre les barreaux de métal et posa le pied sur une courte corniche. Assurant son appui, il glissa sa main le long du mur humide puis tout son corps, dans un mouvement sinueux, vint se plaquer. Alors que la créature montait lourdement à l'étage, il progressait sans bruit vers une chaîne dont il se saisit doucement. Le tintement fut couvert par le bruit des rouages qui s'enclenchaient alors que le gros, plus bas, tirait un levier en marmonnant. Jack se laissa pendre, avec des gestes appuyés. Ses muscles étaient des noeuds rougeoyants. Son coeur semblait battre au ralenti, comme s'il participait, comme tout le corps, à l'effort pour minimiser le bruit.


Alors que l'homme à tête de perroquet atteignait la plate-forme du dessus, il tenta de chasser l'urgence de son esprit. Il sentait, sur sa main, le contact froid d'une dégoulinade noirâtre et poisseuse sous sa manche. Ca glissait le long de sa paume et venait couvrir ses doigts. Du bout de son index, cela formait un long filet, au bout duquel la goutte s'alourdissait et prenait consistance, devenant aussi dur que l'acier, et sans doute aussi coupant. L'épais personnage lui tournait le dos, droit devant lui. Il s'en approcha, encore quelques pas, effleurant à peine la tôle du sol. Le mouvement fut si vif que l'être ne se sentit même pas mourir. Son oeil fut tout simplement chassé de son orbite par la pointe noire qui pendait au doigt de Jack. L'autre se vida de toute vie. "Hiiiiiiii ! Y'a un type ici, un môme, même ! J'crois bien que c'est... Hé ! Tu m'écoute ? Lança le perroquet, se retournant vers l'endroit où devait se trouver son compagnon, et où il ne vit que Jack, déposant l'homme doucement au sol. Ajustant son arme, il cria : "Hiiiiii ! T'es le guerri-hiiiiii-er, toi !" mais son interlocuteur ne répondit pas. Dans une roulade, ce dernier arracha des mains de son précédent adversaire l'arme qu'il tenait et fit feu sans viser. Deux coups s'élevèrent.


Les doigts de Jack serrèrent sa jambe dans un grognement, alors que le perroquet hoquetait en pressant sa main couverte d'un duvet de plumes verdâtres sur son cou. Il y eut un instant de flottement où les deux combattants songeaient à leurs plaies respectives, l'esprit embrumé par la douleur et la surprise. Puis aussitôt après, l'homme au bec tendit les bras dans un grand hululement, produisant un bruissement semblable à la friction de deux pages de papier mais si amplifié qu'il en couvrait les vibrations des machines alentours. Des plumes déchirèrent les manches de son uniforme, transformant en ailes ce qui n'avaient été jusqu'alors que des bras. Il les battit avec la frénésie de la panique et commença à prendre de l'altitude. Mais Jack avait déjà vu venir la manoeuvre. Le pistolet rangé à la ceinture, il avait, d'un revers de sa main encore couverte d'hydrocarbure, sectionné une maille d'une chaîne et s'en était saisi. Criant de douleur, il s'était élancé en courant vers la rambarde sur laquelle il avait pris appui avant de se jeter dans le vide. Le calcul était risqué, avait-il pensé, peut-être que le perroquet ne serait pas assez fort pour résister à leurs deux poids et s'échouerait dans les limbes. Peut-être allait-il le louper misérablement et disparaître aussi sûrement. Peut-être même n'arriverait-il même pas à la rambarde tant sa jambe lui faisait mal.


Le choc fut brutal, l'oiseau humanoïde perdit soudainement toute sa force et entama une chute rapide. Les machineries défilaient à tout va devant les yeux de Jack, qui serrait les dents pour ne pas hurler. Il vit passer à toute vitesse une énorme cuve rayonnant de chaleur et de quelque chose de plus vieillissant et ferma les yeux. Son véhicule amorça un large mouvement de ses ailes, freinant mollement la perte de hauteur, puis, d'un second coup, redressa la barre et passa tout juste sous l'épaisse dent d'un rouage cyclopéen.


Jack ne rouvrit les yeux que quand il sentit une gifle percutée sa joue. Des feuilles dorées lui battaient le visage, jusqu'à ce qu'elles révèlent une branche large comme une piste d'atterrissage. Visiblement, il n'était pas le seul à avoir fait l'analogie, puisqu'ils s'en rapprochaient à une vitesse bien trop élevée pour l'entreprise entamée. Alors il fit ce qu'il jugeait le meilleur.


Il lâcha prise.


Le sol le heurta violemment, alors qu'il roulait sans prise par terre. Le monde vira au violet hématome, alors qu'il hoquetait et entendait ses petits hoquets se répercuter dans les tréfonds de sa tête, apparemment vidée par le choc. Tout son corps était une unique cicatrice qui se répandait en vague de chaleur sur le sol, ne laissant dans ses os que du froid intense. Lorsqu'il rouvrit les yeux, des lumières vives l'agressèrent aussitôt, se réverbérant sur les feuilles jaunes. Il roula sur le ventre, abasourdi par les éclairs sillonnant ses côtes. Il releva la tête suffisamment vite pour voir que son compagnon de fortune avait connu le même sort, ses plumes vertes s'ébouriffant sous la brutalité du choc. Sauf qu'il était déjà debout, bien que titubant, et acheminait sa silhouette endolorie vers une arche boisée. Son cou était devenu écarlate, et une de ses mains s'y pressait toujours avec force. Jack le vit disparaître et soudain, sentit la nécessité de le rattraper battre à nouveau dans ses veines, suffisamment pour le relever.