jeudi 10 décembre 2009

Silver-0

Une des nombreuses intrigues secondaires qui devraient sillonner l'univers du Masque Violet, si un, jour je parviens à finir cette nouvelle !


Silver-0



Dave Garrison, une fois, avait fait un rêve dans le genre. Il était coké jusqu’à l’os sur la terrasse de sa maîtresse de vingt ans sa cadette, dans l’appart de plaisance qu’il lui payait. Ca avait démarré comme un rêve récurrent qu’il faisait depuis des années – et qui s’était un peu amoindri depuis qu’il multipliait les maîtresses. Il était dans son bureau de la BBC et hurlait des ordres à une assistante par intercom interposé, juste pour déchaîner les violentes montées de tension qui s’exerçaient sur lui à la venue du prime. C’était du moins la raison officielle. L’autre raison, la vraie, c’est qu’il aimait cela. Bref, il préparait son journal, exigeait des rapports minute par minute, changeait le texte et demandait à des stagiaires que les copies soient photocopiées et fournies à chaque membre de la régie, il demandait l’impossible et des armées de collaborateurs un peu chiches se pliaient docilement à ses exigences. Eût-il demandé un sacrifice humain sur le plateau pour amener les Dieux à davantage d’inclinaison au niveau de l’audimat, ils auraient tous proposé leur cou. Mais dans son rêve, sa femme, la vraie, venait le voir. Elle donnait un coup dans la porte, comme elle le faisait d’habitude, et entrait dans son bureau sans s’annoncer, avec des gardes-assistants qui la suivaient en essayer de la raisonner. Jusque là, c’était plus ou moins vraisemblable, même si Dave imaginait mal sa femme lui rendre une visite surprise. C’est alors que l’impensable se produisait : elle lui disait qu’elle voulait sortir et filer droit vers l’Ohio, l’état qui l’avait vu naître lui. Et tout à coup, alors qu’il aurait simplement pu protester qu’il s’était fait une promesse, devant Dieu, qu’il ne remettrait plus jamais les pieds dans l’Ohio, une étrange urgence s’était emparée de lui. Il avait compris qu’il aller lui faire visiter les rues d’Hudson, sa petite bourgade natale.


Aussitôt, il s’était retrouvé à l’ombre des arbres de la Western Reserve Academy, l’école privée où il s’était retrouvé étant petit. Sa femme le traînait par le bras le long d’une allée bordant un bâtiment de briques rouges qu’il ne sut distinguer d’entre tous les bâtiments de briques rouges de Reserve. Il y avait plein de mondes, des adolescents surtout, qui allaient et venaient en tout sens, parlaient dans des langues qu’il ne comprenait pas avec des expressions très graves sur le visage. Cela ne fit qu’exacerber son sentiment d’urgence, alors que Pam, sa femme donc, l’obligeait à traverser un large terrain au gazon parfaitement entretenu, d’un vert presque fluorescent tant il respirait la bonne santé, pour atteindre le mur bas qui entourait la Chapelle de l’Académie. Elle était toujours telle qu’il l’avait quittée. Très géométrique, une petite maison sans prétention, avec ses huit fenêtres de façades disposées autour d’une large porte, le tout respirant la simplicité et l’ordre. Au-dessus du toit en pointe, trois cubes blancs se superposaient pour former un clocher. Un ajout presque incongru, mais qui évitait que l’on confonde la Chapelle avec un dortoir, s’était toujours dit Dave en souriant. Le bâtiment, au milieu des hauts arbres baignés d’une lumière vive très estivale semblait plus noyé que jamais dans la végétation, comme si l’on avait largué la pauvre chapelle dans une forêt vierge. Et sa femme qui le tirait vers l’avant, contournant l’édifice pour s’enfoncer dans ces vagues de vert chatoyant, réfléchissant bien trop le soleil, tant et si bien qu’il fit la traversée de ces branchages en aveugle, pour atterrir dans une large cour de poussière. Autour de lui, plusieurs visiteurs ébahis lançaient des « ho » ravis et des « ah » émerveillés. Il tournait son regard à l’unisson avec les leurs et découvrit un cimetière. Non, des cimetières, en fait. Ils étaient sur le flanc d’une immense colline et les cimetières s’étendaient en terrasse, niveau par niveau, si loin qu’il ne pouvait en discerner autre chose qu’une forêt de tombes grises ou jaunies et tâchées par le temps et la pollution. Il songeait alors que ce n’était pas possible qu’une telle chose puisse avoir poussé derrière la Chapelle de Western Reserve Academy. Et pourtant, ces tombes lui paraissaient toutes réelles. Il prenait conscience qu’il avait sans doute fait ses études sur des milliers de morts. Parfois, il entrevoyait la cime d’églises gothiques, tout aussi sombres et vieilles, qui semblaient émerger du sol comme de la mauvaise herbe et pointer vers le ciel d’une façon menaçante, prête à crever le bleu infatigable qui s’étirait au-dessus de sa tête. L’endroit avait une configuration qui oscillait perpétuellement entre la géométrie oppressante et quelque chose de bassement organique, comme si les tombes n’étaient que des plantes de pierre à la croissance accrue qui naissaient sous son regard. Et dès que son regard se précisait dessus, il découvrait leurs mises parallèles, les angles qu’elles formaient, les agencements mathématiques qu’elles avaient. Alors il les quittait pour fixer son œil ailleurs, sur un autre talus de pierres tombales et cela recommençait. Et sa femme, à côté de lui, qui trépignait comme une gamine, et cherchait à le prendre par les mains pour s’élancer dans une ronde.


Ca, c’était le rêve récurrent. La version sous coke était mieux encore. Dans ce rêve-là, tout avait gagné en précision. Il aurait pu compter les briques du bâtiment de Reserve au pied duquel il apparaissait. Il aurait pu suivre du doigt les veinules des feuilles de la végétation fournie qui entourait la Chapelle. Il aurait pu suivre chaque aspérité dans la pierre rugueuse des tombes. Tout avait gagné en netteté, même lorsqu’il se contentait d’observer les visiteurs de ce parc de la mort. Mais sa femme, cette fois, ne s’était pas contentée de sauter partout comme une enfant en délire. Elle avait escaladé la grille rouillée qui empêchait les visiteurs de s’enfoncer dans les cimetières les entourant. Dave avait essayé de la retenir, mais elle avait semblé glisser sur les choses, avec une facilité et une aisance surnaturelle, s’échappant vivement de ses bras pour filer entre les silhouettes grises. Il avait escaladé à son tour la grille et s’était lancé après elle, hurlant son nom, n’entendant qu’un écho grinçant pour toute réponse. Alors qu’il lui avait semblé dévaler la colline, il s’était rendu bientôt compte, à force d’effort, qu’il remontait. Il n’avait pas dû remarquer que la colline n’était qu’une vallée en cuvette. Mais à peine cette idée germée dans son esprit qu’il fut pris d’un mouvement de panique. C’était une colline, savait-il avec certitude. Il avait alors levé son regard pour se rendre compte qu’au-dessus de sa tête le terrain se poursuivait. C’était une boucle sans fin, avec du sol au-dessus de sa tête. Il avait senti un grondement venir du plus profond de la terre et avait pris conscience que cela venait des tombes. Une force invisible et terrible les arrachait à la terre, et ce grondement provenait des racines –des racines ! – qui étaient ainsi maltraitées. Elles avaient toutes, soudainement, jailli du sol pour s’envoler vers le centre de cet anneau de terre, sous le regard médusé de Dave, dont le cœur avait tenté de jaillir, lui aussi, de sa prison. Elles s’étaient toutes réuni en une incroyable sphère de roche en fusion, veinée de magma qui crachotait des flammes. Une voix formidable s’était alors élevée de la sphère et avait prononcé des mots terribles. Et Dave s’était réveillé quelque part avec la Révélation – car il était convaincu qu’il avait été témoin d’une révélation, même si le sens lui en échappait. Il avait murmuré à sa maîtresse effarée : « Je crois que j’ai vu Dieu ». Aujourd’hui, il avait à nouveau le ventre noué par cette même impression étrange. Cette sensation que la raison s’efface doucement devant quelque chose de plus fort qu’elle, qui est soumis, évidemment à une logique, mais une logique telle qu’elle n’est pas appréhendable par la raison humaine. Le mystique, en fait. Dave sentait qu’il était devant ce même genre d’évènement et bien qu’il n’ait cessé d’affecter une réserve journalistique en discutant le bout de gras avec quelques collègues de chaîne concurrente, il s’était laissé à croire que oui, le Silver-0 était bien l’envoyé de Dieu, même s’il avait du mal à en comprendre le sens exacte. La première fois qu’il l’avait vu, il avait même marmonné pour lui-même une prière, sans même s’en rendre compte.