mardi 23 décembre 2008

Extrait : La Tour

La Tour raconte la fuite de Jack et de son jeune acolyte à travers un lieu terrifiant et merveilleux, la fameuse Tour du Seigneur-aux-Bouches. Le récit est très largement inspiré de Changeling : The Lost, excellent jeu de rôle, de White-Wolf, à essayer de toute urgence ! 




Le long du béton, parfois, il y avait d’étranges vibrations. De la machinerie s’activait quelque part dans ces murs et l’on pouvait en percevoir les remous jusqu’ici. Jack passait la plupart du temps à fermer les yeux pour essayer de retrouver, dans son souvenir, le dessin de ces lieux qu’il avait traversé de nombreuses fois. Mais sa mémoire semblait le fuir dès qu’il tentait de mettre la main – mentale – sur les plans. Du mouvement sourd et ininterrompu. Dans son souvenir, il y en avait beaucoup par ici, il devait y avoir une salle des machines. De celle qui ne sont pas composées vraiment d’acier, parce que le Seigneur-aux-Bouches n’aime pas cela. Non, celles qui étaient faites d’alliages étranges, entre métal, végétal et… il ne savait pas exactement.


Sur son dos, le jeune garçon-fille s’était finalement endormi, lui laissant au moins l’opportunité de penser sans raconter toutes ses histoires. Normalement, s’il avait vu juste, l’attention de la plupart des gens occupant la tour devrait s’être tournée sur le barde qui était arrivé au dernier étage. Cela faisait une sacrée marge. Ce qui angoissait toutefois Jack, c’était l’absence d’armes. Du moins des armes normales. Un son de voix brisa le fil ténu de ses pensées. Il se stoppa net. Sous ses pieds s’étendaient à présent les coursives métalliques de passerelles se perdant dans le noir et les vapeurs. Il n’avait même pas remarqué combien la chaleur avait augmenté, devenant presque étouffante selon les bouffées qui s’élevaient de gueules béantes dans les murs ruisselants. La salle des machines, exactement ça. Des orbes colorées illuminaient de lueurs orange-fiévreux parmi les dents circulaires qui virevoltaient dans les ténèbres.


Jack glissa doucement au sol et posa avec sollicitude son compagnon, puis tendit l’oreille. « Fais attention-tion avec ces chaînes ! Riiiiiiih ! On ne sait pas d’où elles partent et où elles finissent, sinon qu’elles sont là pour pendre. Riiih ! On devrait plutôt s’inquiéter des rouages, non ? grinçait une voix.
- Et pour atteindre les rouages, maugréa une seconde voix, il faut pousser les chaînes. Sinon, on n’arrivera pas à fermer les portes de cet étage ! – Quelques bruits de chaînes qui s’entrechoquent, suivi d’un lourd soupir - On ne m’a même pas dit ce que le Tout-Haut voulait exactement.
- Notre Seigneur-aux-Bouches a dit et dit et dit – riiiiih ! - que nous devions les retrouver au plus vite, avant que le Maître-Barde ne s’échappe lui aussi-iiiih !
- Ca ne t’étonne pas qu’il soit tombé aussi rapidement sur le Maître-Barde ? On dit qu’il était déjà ferré alors même que le Conteur s’évanouissait. Il est arrivé en pélican – Tu sais, celui avec des ailes de chauve-souris, le plus laid de tous ! - il y a tout juste quelques heures. »


Jack passa la moitié de son buste par-dessus une balustrade parcourue de belles feuilles ciselées et aperçut les deux silhouettes qui discutaient sur une plate-forme en contrebas, entourant un fossé où plongeaient les chaînes. Son regard chercha rapidement le long des tiges rutilantes qui s’enfonçaient dans le noir. Il vint s’accroupir et retirer une longue barre de fer coincée entre deux plaques. Cette dernière poussa un bruit sec sans céder. « Hiiiiii ! T’as pas entendu du bruit, là-haut ? On ne devrait pas aller jeter un coup d’œil-hiiiii ! grogna soudainement celui qui apparaissait comme disposant d’un bec noir veiné de blanc sale. Son interlocuteur était large d’épaules, sa tête enfoncée entre, dans l’absence de cou. Ils portaient tout deux des tuniques sombres relevées de renfort d’une matière que l’on eût dit de l’obsidienne. Le plus épais tira de sa ceinture un petit objet, court, et signala d’un mouvement de son menton double la toile de passerelles au-dessus d’eux. Celles où Jack se trouvait. Il lâcha la barre et s'accroupit pour passer son cou sous la rambarde. Le compère au bec venait de sortir un objet pareil à celui de son compagnon et s'approchait d'une échelle. L'esprit de Jack entrait déjà dans les multiples moyens d'en venir à bout le plus vite et discrètement possible. Souplement, il passa outre les barreaux de métal et posa le pied sur une courte corniche. Assurant son appui, il glissa sa main le long du mur humide puis tout son corps, dans un mouvement sinueux, vint se plaquer. Alors que la créature montait lourdement à l'étage, il progressait sans bruit vers une chaîne dont il se saisit doucement. Le tintement fut couvert par le bruit des rouages qui s'enclenchaient alors que le gros, plus bas, tirait un levier en marmonnant. Jack se laissa pendre, avec des gestes appuyés. Ses muscles étaient des noeuds rougeoyants. Son coeur semblait battre au ralenti, comme s'il participait, comme tout le corps, à l'effort pour minimiser le bruit.


Alors que l'homme à tête de perroquet atteignait la plate-forme du dessus, il tenta de chasser l'urgence de son esprit. Il sentait, sur sa main, le contact froid d'une dégoulinade noirâtre et poisseuse sous sa manche. Ca glissait le long de sa paume et venait couvrir ses doigts. Du bout de son index, cela formait un long filet, au bout duquel la goutte s'alourdissait et prenait consistance, devenant aussi dur que l'acier, et sans doute aussi coupant. L'épais personnage lui tournait le dos, droit devant lui. Il s'en approcha, encore quelques pas, effleurant à peine la tôle du sol. Le mouvement fut si vif que l'être ne se sentit même pas mourir. Son oeil fut tout simplement chassé de son orbite par la pointe noire qui pendait au doigt de Jack. L'autre se vida de toute vie. "Hiiiiiiii ! Y'a un type ici, un môme, même ! J'crois bien que c'est... Hé ! Tu m'écoute ? Lança le perroquet, se retournant vers l'endroit où devait se trouver son compagnon, et où il ne vit que Jack, déposant l'homme doucement au sol. Ajustant son arme, il cria : "Hiiiiii ! T'es le guerri-hiiiiii-er, toi !" mais son interlocuteur ne répondit pas. Dans une roulade, ce dernier arracha des mains de son précédent adversaire l'arme qu'il tenait et fit feu sans viser. Deux coups s'élevèrent.


Les doigts de Jack serrèrent sa jambe dans un grognement, alors que le perroquet hoquetait en pressant sa main couverte d'un duvet de plumes verdâtres sur son cou. Il y eut un instant de flottement où les deux combattants songeaient à leurs plaies respectives, l'esprit embrumé par la douleur et la surprise. Puis aussitôt après, l'homme au bec tendit les bras dans un grand hululement, produisant un bruissement semblable à la friction de deux pages de papier mais si amplifié qu'il en couvrait les vibrations des machines alentours. Des plumes déchirèrent les manches de son uniforme, transformant en ailes ce qui n'avaient été jusqu'alors que des bras. Il les battit avec la frénésie de la panique et commença à prendre de l'altitude. Mais Jack avait déjà vu venir la manoeuvre. Le pistolet rangé à la ceinture, il avait, d'un revers de sa main encore couverte d'hydrocarbure, sectionné une maille d'une chaîne et s'en était saisi. Criant de douleur, il s'était élancé en courant vers la rambarde sur laquelle il avait pris appui avant de se jeter dans le vide. Le calcul était risqué, avait-il pensé, peut-être que le perroquet ne serait pas assez fort pour résister à leurs deux poids et s'échouerait dans les limbes. Peut-être allait-il le louper misérablement et disparaître aussi sûrement. Peut-être même n'arriverait-il même pas à la rambarde tant sa jambe lui faisait mal.


Le choc fut brutal, l'oiseau humanoïde perdit soudainement toute sa force et entama une chute rapide. Les machineries défilaient à tout va devant les yeux de Jack, qui serrait les dents pour ne pas hurler. Il vit passer à toute vitesse une énorme cuve rayonnant de chaleur et de quelque chose de plus vieillissant et ferma les yeux. Son véhicule amorça un large mouvement de ses ailes, freinant mollement la perte de hauteur, puis, d'un second coup, redressa la barre et passa tout juste sous l'épaisse dent d'un rouage cyclopéen.


Jack ne rouvrit les yeux que quand il sentit une gifle percutée sa joue. Des feuilles dorées lui battaient le visage, jusqu'à ce qu'elles révèlent une branche large comme une piste d'atterrissage. Visiblement, il n'était pas le seul à avoir fait l'analogie, puisqu'ils s'en rapprochaient à une vitesse bien trop élevée pour l'entreprise entamée. Alors il fit ce qu'il jugeait le meilleur.


Il lâcha prise.


Le sol le heurta violemment, alors qu'il roulait sans prise par terre. Le monde vira au violet hématome, alors qu'il hoquetait et entendait ses petits hoquets se répercuter dans les tréfonds de sa tête, apparemment vidée par le choc. Tout son corps était une unique cicatrice qui se répandait en vague de chaleur sur le sol, ne laissant dans ses os que du froid intense. Lorsqu'il rouvrit les yeux, des lumières vives l'agressèrent aussitôt, se réverbérant sur les feuilles jaunes. Il roula sur le ventre, abasourdi par les éclairs sillonnant ses côtes. Il releva la tête suffisamment vite pour voir que son compagnon de fortune avait connu le même sort, ses plumes vertes s'ébouriffant sous la brutalité du choc. Sauf qu'il était déjà debout, bien que titubant, et acheminait sa silhouette endolorie vers une arche boisée. Son cou était devenu écarlate, et une de ses mains s'y pressait toujours avec force. Jack le vit disparaître et soudain, sentit la nécessité de le rattraper battre à nouveau dans ses veines, suffisamment pour le relever.

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